Dire ou ne pas dire, telle est la question. Les propos de Mano Siri nous parlent.
« Autrefois – c'était dans une autre vie, avant la "chienlit", excusez le terme mais je n'en vois pas d'autre, nauséabonde qui se
sert des réseaux sociaux comme d'un amplificateur de l'extrémisme – nous, les Français juifs, nous honorions de compter PIERRE
VIDAL-NACQUET, le créateur du comité Audin, dont les parents furent arrêtés par la Gestapo à Marseille, torturés, déportés puis
assassinés à Auschwitz, comme l'un des éminents représentants de la culture juive porteuse des valeurs universalistes de justice
et de droit. En 1958, Pierre Vidal-Naquet signe le Manifeste des 121, appel à la désobéissance contre la guerre d'Algérie, puis
signe son premier livre, L'Affaire Audin, qui lui valut une suspension d'enseignement parce qu'il y dénonçait l'usage de la
torture par des officiers français pendant la guerre d'Algérie et l'assassinat de Maurice Audin.
Aujourd'hui nous avons Eric Zemmour qui semble croire qu'être un "bon français" puisse se réduire à s'appeler Eric ou Corinne,
que ce serait là ce qui signe son adhésion à la République française. C'est le même qui, après une sortie si tendancieuse et
susceptible de tomber sous le coup de la loi contre le racisme qu'elle a été coupée au montage, contre Hapsatou Sy, récidive sur
France Info et veut mettre 12 balles dans la peau d'un homme, Maurice Audin, mort sous la torture.
Il me semble que le "débat" touche désormais à l'abject et peut-être serait-il temps de s'en garder. Mais, comme le disait
Vladirmir Jankélévitch dans l'émission Apostrophes où il était l'invité de Bernard Pivot, le mépris et le haussement d'épaules ne
sont pas des gestes philosophiques. On doit donc, malgré l'envie de ne pas répondre et ne pas donner prise à cette abjection,
répondre quand même en rappelant simplement quelques points:
– La République française est née d'un élan de générosité et d'ouverture qui tranchait avec l'absolutisme et le monolithisme
monarchique qu'elle détruisait: on y était citoyen parce qu'on était homme, sans distinction d'origine. Et parmi les hommes et les
femmes qui ont fondé cette 1ère République en 1789, il y avait des Français catholiques, libres-penseurs, agnostiques, et il y
avait aussi nombre de descendants des Huguenots persécutés par Louis XIV, il y avait aussi des Juifs (et notamment ces Juifs du
Pape dont les parents de Vidal-Naquet faisaient partie, puis plus tard il y eut les Juifs d'Algérie devenus Français par la loi
Crémieux); et il y avait aussi tous les esclaves des Antilles qui furent d'abord affranchis et rendus à la liberté (avant, par une
funeste et abjecte soumission aux "maîtres blancs" venus pleurer à l'Assemblée, d'être rendus – comme si on pouvait décréter la
servitude – à leur condition d'esclave). C'est là qu'est née la République française, pas ailleurs, dans cette abolition des
distinctions, sociales, "ethniques", religieuses.
– Je suis enseignante en philosophie en banlieue parisienne et oui j'ai des classes remplies de jeunes gens et jeunes filles dont
les noms et les prénoms résonnent parfois étrangement. Ils n'en sont pas moins français que moi, ils n'en ont pas moins le désir de
trouver une place dans cette société où ils sont nés et où ils vivent pour nombre d'entre eux depuis toujours et pour certains
parce qu'ils ont choisi d'y venir, d'y émigrer parce que malgré tous les obstacles qu'ils pourraient y rencontrer, cela représente
tout simplement un avenir possible de vie. Et je considère que mon travail consiste notamment à nourrir ce désir d'intégration, qui
ne passe pas par un changement de prénom, mais par la possibilité de s'inscrire, avec leur biographie parfois bouleversée, dans
l'histoire et la culture plurielle et contrastée de ce pays. C'est ce que je fais tous les jours, parfois en les engueulant et en
leur secouant les puces, souvent en me servant des œuvres de ce même Vidal-Naquet qui m'a ouvert les portes de la philosophie
grecque lorsque j'étais en classe préparatoire. Et ils aiment cela.
– Enfin, je n'ai pas besoin d'être entièrement d'accord avec toutes les positions prises par Vidal-Naquet bien que j'en partage
beaucoup: car faire partie de la société française, s'en sentir membre et citoyen, c'est cela, partager une histoire et des valeurs
communes de justice et des désaccords. Mais avec M. Zemmour je n'en partage littéralement aucune.
Je remercie M. Vidal-Naquet d'avoir si bien nourri à la fois mon désir d'enseigner, à tous et à toutes quels que soient leurs
origines et les prénoms qu'il porte, et de justice. Il fut le créateur du Comité Audin, lequel défendit la mémoire de ce jeune
homme mort sous la torture, et la vérité sur sa mort. Dire publiquement dans une émission de radio, comme l'a fait M. Zemmour,
qu'il méritait 12 balles dans la peau est un appel au meurtre post mortem, et donc une apologie de l'assassinat perpétré par
l'Etat français lequel a mis plus de 40 à le reconnaître.
Je voudrais conclure ce long post (je m'en excuse mais quelquefois on a besoin plus de place pour exprimer précisément ce que l'on
pense) en laissant pour finir la parole à M. Vidal-Naquet, sans lequel je ne serais peut-être pas aujourd'hui le professeur de
philosophie que je suis devenue:
« L'historien doit prendre part à la vie de la cité. Vous savez, avant d'être déporté, mon père a été torturé par la Gestapo à
Marseille. L'idée que les mêmes tortures puissent être infligées d'abord en Indochine et à Madagascar puis en Algérie par des
officiers ou des policiers français m'a fait horreur. Mon action n'a pas d'autres sources que cette horreur absolue. En un sens, il
s'agit de patriotisme. » (extrait d'un entretien avec l'auteur, Le Patriote résistant, avril 2003) »
Mano Siri ; 21 septembre 2018
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